34

Quand on sonna à la porte, il sut aussitôt que ça ne pouvait être que Baiba. Curieusement, cela ne l’inquiéta pas du tout. Pourtant, il aurait bien du mal à lui expliquer pourquoi il ne lui avait pas annoncé plus tôt que leur voyage était reporté. Mais quand il se leva en sursaut, elle n’était bien évidemment pas là. Ce n’était que la sonnerie du réveil, et les aiguilles, qui indiquaient cinq heures moins trois, étaient comme une grande gueule ouverte. Après un court instant de stupeur, il arrêta la sonnerie. La réalité lui revint lentement. La ville était encore endormie. En dehors de chants d’oiseaux, très peu de bruits parvenaient jusqu’à sa chambre et sa conscience. Il ne savait plus s’il avait rêvé de Baiba ou non. Sa fuite précipitée de la chambre d’enfant de l’appartement de Sjösten lui apparaissait comme une entorse gênante et incompréhensible à son comportement habituellement posé. Il se leva avec un bâillement sonore. Linda dormait. Il trouva un mot sur la table de la cuisine. C’était elle qui l’avait écrit. Mes relations avec ma fille se résument à une quantité infinie de petits mots, pensa-t-il. En lisant le message, il s’aperçut que son rêve et ce réveil avec la conviction que Baiba était sur le pas de la porte avaient un caractère prémonitoire. Baiba avait téléphoné et demandé à Linda de dire à son père de l’appeler immédiatement. Il devinait sa colère dans le mot de Linda. Elle était à peine perceptible, mais présente. Il ne pouvait pas l’appeler. Pas maintenant. Il lui téléphonerait tard ce soir, ou peut-être demain. À moins qu’il ne demande à Martinsson de le faire ? De lui transmettre un message disant que l’homme qui était censé partir avec elle en vacances et l’accueillir dans deux jours à Kastrup était pour le moment prisonnier d’une chasse à un fou qui donnait des coups de hache dans le crâne de ses prochains et qui découpait leur scalp ? C’était vrai et faux à la fois. Un mensonge auquel on avait collé deux ailes factices. Tout l’air d’une vérité. Mais ça n’expliquerait pas pour autant, ça n’excuserait jamais sa lâcheté — aurait-il peur de Baiba ? — ni qu’il ne se comporte pas comme il le devrait et ne l’appelle pas lui-même.

À cinq heures et demie, il décrocha son téléphone, non pour appeler Baiba, mais pour parler à Sjösten et lui fournir une explication vaseuse à son départ précipité de la nuit. Qu’est-ce qu’il pourrait bien lui dire ? Il aurait pu dire la vérité. Sa soudaine inquiétude pour sa fille, une inquiétude que connaissent tous les parents sans jamais pouvoir expliquer d’où elle vient. Mais quand Sjösten répondit, il donna un tout autre prétexte : il avait oublié qu’il avait rendez-vous avec son père tôt ce matin. Quelque chose que Sjösten ne pourrait jamais vérifier, si tant est qu’il en ait eu l’intention. Ou quelque chose qu’il ne risquait absolument pas de découvrir par hasard, puisque son père et Sjösten n’avaient aucune chance de se rencontrer. Ils convinrent de se rappeler plus tard dans la journée, quand Wallander serait rentré de Malmö.

Il se sentit aussitôt soulagé. Ce n’était pas la première fois qu’il commençait la journée avec quelques petits mensonges, des faux-fuyants et des reniements. Il prit une douche, but du café, écrivit un nouveau mot à Linda et quitta l’appartement peu après six heures et demie. Au commissariat, tout était très calme. Cette première heure solitaire, quand le personnel de nuit fatigué rentrait chez lui, et qu’il était encore trop tôt pour le personnel de jour, était l’heure préférée de Wallander, celle où il avait le plus plaisir à traverser le couloir pour gagner son bureau. À cette première heure solitaire, la vie avait un sens tout particulier. Il n’avait jamais compris pourquoi. Mais il avait déjà ce sentiment depuis longtemps, depuis une vingtaine d’années peut-être. Rydberg, son vieil ami et mentor, avait ressenti la même chose. Tout le monde a des instants sacrés. Ces instants sont courts, mais extrêmement personnels, avait dit Rydberg une fois, à l’une des rares occasions où ils s’étaient installés dans son bureau ou dans celui de Wallander pour partager une flasque de whisky, après avoir bien fermé la porte. On ne buvait pas d’alcool au commissariat. Mais ils devaient avoir un événement à fêter. Ou un deuil, pourquoi pas ? Wallander avait oublié. Mais ces rares et brefs moments passés à philosopher avec Rydberg lui manquaient énormément. Des moments d’amitié, de confiance. Wallander s’assit et feuilleta rapidement un tas de papiers posés sur son bureau. Dans une note venue d’il ne savait où il lut qu’on avait donné l’autorisation d’inhumer Dolores Maria Santana et qu’elle reposait maintenant dans le même cimetière que Rydberg. Cela le ramena à l’enquête, il retroussa ses manches comme s’il n’allait pas tarder à sortir se battre, et lut à toute vitesse les rapports que ses collègues lui avaient adressés. Il y avait des notes de Nyberg, divers résultats de laboratoire, en marge desquels Nyberg avait griffonné des points d’interrogation et des commentaires, les comptes rendus des informations fournies par le public, plus nombreuses, tout en restant plus modestes que d’habitude, à cause des vacances. Tyrén semblait un jeune homme tout à fait consciencieux, se dit-il, sans pouvoir déterminer s’il avait l’étoffe d’un bon policier de terrain ou s’il avait plus d’accointances avec le monde fermé de la bureaucratie. Il parcourut les documents très vite, mais attentivement. Le point capital, c’était d’avoir pu déterminer très rapidement que Björn Fredman avait bien été tué sur le ponton près de la petite route de Charlottenlund. Il repoussa les papiers et se renfonça pensivement dans son fauteuil. Qu’avaient ces hommes en commun ? Un ancien ministre de la Justice, un marchand d’art, un expert-comptable et un petit délinquant. Tués et scalpés par le même meurtrier. Découverts dans l’ordre où ils avaient été tués. Wetterstedt, le premier, n’avait pas vraiment été caché, mais il avait été bien rangé. Carlman, le deuxième, tué au beau milieu d’une fête de la Saint-Jean, chez lui sous sa tonnelle. Björn Fredman, fait prisonnier, emmené sur un ponton isolé puis laissé en plein centre d’Ystad, presque comme si on l’exposait. Dans une tranchée de canalisations avec une bâche sur la tête. Comme une statue attendant l’inauguration. Enfin, le meurtrier était allé jusqu’à Helsingborg pour tuer Åke Liljegren. Un rapport était vite apparu entre Wetterstedt et Liljegren. Maintenant, il restait à trouver la relation avec les autres. Une fois connu ce qui les reliait entre eux, viendrait la question : qui aurait pu avoir une raison de les tuer ? Et pourquoi ces scalps ? Qui était le guerrier solitaire ?

Wallander pensa longtemps à Björn Fredman et à Åke Liljegren. Dans leurs cas, on avait quelque chose de plus. L’acide dans les yeux pour ce qui est de Fredman, et la tête de Liljegren dans le four. Pour le meurtrier, les tuer à coups de hache et prendre leurs scalps n’avait pas suffi : Pourquoi ? Wallander tenta un pas supplémentaire. Autour de lui, l’eau devenait de plus en plus profonde. Le fond était glissant. Facile de déraper. La différence entre Björn Fredman et Liljegren ? Évidente. Björn Fredman avait eu de l’acide dans les yeux, alors qu’il était encore en vie. Liljegren était déjà mort quand on l’avait mis dans le four. Il essaya une nouvelle fois de se représenter le meurtrier. Maigre, sportif, pieds nus, fou. Si c’étaient des hommes mauvais qu’il chassait, Björn Fredman devait être le pire de tous. Liljegren suivait. Carlman et Wetterstedt étaient à peu près dans la même catégorie. Wallander se leva et alla à la fenêtre. Quelque chose le tourmentait dans l’ordre des meurtres. Björn Fredman était le troisième. Pourquoi pas le premier ou le dernier ? La racine du mal, la première ou la dernière à arracher par un meurtrier fou, mais prudent et bien organisé. Il avait choisi ce ponton parce que c’était celui-là qu’il lui fallait. Combien de pontons avait-il vus avant d’arrêter son choix ? Est-ce un homme qui passe tout son temps au bord de la mer ? Un homme paisible, un pêcheur, ou un employé des Douanes ? Ou pourquoi pas quelqu’un de la Société de sauvetage en mer, qui possède le meilleur banc de la ville pour réfléchir en paix ? En plus, il avait emmené Björn Fredman. Dans sa propre camionnette. Pourquoi s’était-il donné tout ce mal ? Parce que c’était son seul moyen de mettre la main sur lui ? Ils s’étaient déjà rencontrés. Ils se connaissaient. Peter Hjelm avait été très clair. Björn Fredman partait en voyage et revenait avec beaucoup d’argent. Selon la rumeur, il faisait de l’extorsion de fonds. Il ne connaissait que des fragments de la vie de Björn Fredman. Le reste lui était inconnu, à la police de tenter d’éclaircir cela.

Wallander se rassit. L’ordre des meurtres ne collait pas. Mais comment l’expliquer ? Il alla chercher du café. Svedberg et Ann-Britt Höglund étaient arrivés. Svedberg avait encore changé de chapeau. Il avait les joues rouges. Ann-Britt était de plus en plus bronzée. Wallander de plus en plus pâle. Puis arriva Hansson, suivi de Mats Ekholm. Même Ekholm bronzait. Les yeux de Hansson étaient rouges de fatigue. Il regarda Wallander avec étonnement. Avait-il mal compris, Wallander n’était-il pas censé rester à Helsingborg ? Il n’était encore que sept heures et demie. Pourquoi était-il rentré si tôt ? Devinant ses pensées, Wallander secoua discrètement la tête : tout allait bien, personne n’avait mal compris, personne n’avait compris quoi que ce soit d’ailleurs. Ils n’avaient pas prévu de réunion. Ludwigsson et Hamrén étaient déjà partis pour Sturup, Ann-Britt Höglund comptait les y rejoindre, tandis que Svedberg et Hansson achevaient leurs recherches sur Wetterstedt et Carlman. Quelqu’un passa la tête pour dire qu’on appelait Wallander de Helsingborg. Wallander prit l’appel à un poste à côté de la machine à café. C’était Sjösten. Elisabeth Carlén dormait encore. Personne n’était venu la voir, personne ne s’était approché de la villa de Liljegren, en dehors d’un certain nombre de curieux.

— Åke Liljegren n’avait-il pas de famille ? demanda Martinsson, presque en colère, comme si Liljegren avait été d’une inconvenance totale en ne se mariant pas.

— Il n’a laissé que quelques entreprises en deuil, quelques entreprises en morceaux, dit Svedberg.

— Ils enquêtent sur Liljegren à Helsingborg, ajouta Wallander. Nous n’avons qu’à attendre.

Hansson les avait bien informés, nota Wallander. Tous étaient d’accord : Liljegren livrait régulièrement des filles à Wetterstedt.

— Cela recoupe les vieilles rumeurs qui couraient sur Wetterstedt, dit Svedberg.

— Il faut trouver un lien équivalent entre Liljegren et Carlman, poursuivit Wallander. Il existe, j’en suis certain. Laissons Wetterstedt de côté pour le moment. Il est plus important de se concentrer sur Carlman.

Ils étaient tous pressés. Le lien avéré leur avait redonné de l’énergie. Wallander emmena Ekholm dans son bureau. Il lui fit part des idées qu’il avait eues au cours de la matinée. Son interlocuteur l’écouta attentivement, comme d’habitude.

— L’acide et le four, dit Wallander. J’essaie d’interpréter son langage. Il se parle à lui-même et il parle aux victimes. Qu’est-ce qu’il dit vraiment ?

— Ton idée sur l’ordre des meurtres est intéressante, remarqua Ekholm. Les tueurs psychopathes ont souvent quelque chose de maniaque dans leur artisanat sanglant. Il peut s’être passé quelque chose qui a contrecarré ses plans.

— Quoi ?

— Personne ne peut y répondre, sauf lui.

— Pourtant, il faut essayer d’y répondre.

Ekholm n’ajouta rien. Wallander eut le sentiment qu’il n’avait pas beaucoup de certitudes.

— Donnons-leur un numéro. Wetterstedt est le numéro un. Que voit-on si on jette les dés à nouveau ?

— Fredman en premier ou en dernier, dit Ekholm. Liljegren juste avant, ou juste après. Les positions de Wetterstedt et Carlman dépendent des autres.

— Peut-on supposer qu’il a fini ?

— Je n’en sais rien. Il suit sa propre piste.

— Que disent tes ordinateurs ? Qu’est-ce qu’ils nous ont sorti comme combinaison ?

— En fait, rien.

Ekholm s’en montrait le premier étonné.

— Qu’est-ce que tu en conclus ? demanda Wallander.

— Que notre tueur en série est différent de ses prédécesseurs, et que ses différences portent sur des points fondamentaux.

— Et qu’est-ce que ça implique ?

— Qu’il va nous procurer une expérience nouvelle. Si nous parvenons à mettre la main dessus.

— Il le faut, affirma Wallander tout en remarquant combien il était peu convaincant.

Il se leva et sortit de son bureau en compagnie d’Ekholm.

— Des spécialistes du comportement du FBI et de Scotland Yard se sont manifestés, dit Ekholm. Ils suivent notre travail avec beaucoup d’intérêt.

— Ils n’ont pas de suggestion à nous donner ? Nous acceptons toutes les propositions.

— Je te dirai s’il nous vient une idée intéressante.

Ils se séparèrent dans le hall. Wallander prit le temps d’échanger quelques mots avec Ebba, qui avait fait enlever le plâtre de son poignet. Puis il partit pour Sturup. Il trouva Ludwigsson et Hamrén dans le bureau de la police de l’aéroport. Il y retrouva aussi avec déplaisir un jeune policier qui s’était évanoui devant lui l’année dernière pendant la capture d’un homme qui allait fuir le pays. Il lui serra la main, en tentant de donner l’impression qu’il regrettait ce qui s’était passé.

Wallander se rendit compte qu’il avait déjà vu Ludwigsson à Stockholm. C’était un homme de haute taille, assez fort, probablement hypertendu. Il avait le visage rouge, mais ce n’était pas à cause du soleil. Hamrén était l’opposé, petit et nerveux, avec de grosses lunettes. Wallander leur souhaita maladroitement la bienvenue et leur demanda où ils en étaient.

— Il semble qu’il y ait beaucoup de problèmes entre les compagnies de taxis par ici, répondit Ludwigsson. Comme à Arlanda. Nous n’avons pas encore fini de faire la liste des possibilités qu’il avait pour quitter l’aéroport dans les heures qui nous intéressent. Personne n’a remarqué de moto. Mais il y a encore de quoi faire.

Wallander but un gobelet de café et répondit aux questions que les deux hommes de la brigade criminelle nationale voulaient lui poser. Puis il prit congé et poursuivit jusqu’à Malmö. Il était dix heures quand il se gara devant l’immeuble à Rosengård. Il faisait très chaud. Pas un souffle de vent. Il prit l’ascenseur jusqu’au quatrième étage et sonna à la porte. Cette fois, ce fut la veuve de Björn Fredman qui lui ouvrit. Wallander remarqua tout de suite qu’elle sentait le vin. Un petit garçon, qui semblait avoir trois ou quatre ans, se cachait derrière ses jambes. Il avait l’air très timide. Ou plutôt effrayé. Quand Wallander se pencha vers lui, il parut complètement terrorisé. À cet instant, un souvenir passa rapidement dans la tête de Wallander. Mais il ne réussit pas à le saisir au passage. Il nota la situation qui avait déclenché ce souvenir. Une fois de plus, son inconscient lui avait rappelé un événement passé, ou une phrase. Il arriverait tôt ou tard à attraper ce souvenir fugace, mais important, il le savait. Elle le fit entrer. Le garçon s’accrochait à ses jambes. Elle n’était ni coiffée ni maquillée. La couverture sur le canapé indiquait que c’était là qu’elle avait passé la nuit. Wallander s’assit sur la même chaise que les deux fois précédentes. Aussitôt, le fils, Stefan Fredman, les rejoignit, les yeux aux aguets, comme la dernière fois. Il vint lui serrer la main. Le même comportement préadulte. Puis il s’assit à côté de sa mère sur le canapé. Tout se reproduisait. La différence, c’était le petit garçon recroquevillé sur les genoux de sa mère, cramponné à elle. Il n’avait pas un comportement tout à fait normal. Il ne quittait pas Wallander des yeux. Cela lui fit penser à Elisabeth Carlén. Nous vivons une époque où les gens se surveillent de près, se dit-il. Que ce soit une prostituée, un garçon de quatre ans ou son grand frère. Toujours cette peur, cette méfiance. Cette vigilance inquiète.

— Je suis venu au sujet de Louise, dit Wallander. Je sais qu’il est pénible de parler d’un membre de la famille qui se trouve dans un hôpital psychiatrique. Mais c’est pourtant nécessaire.

— Pourquoi ne peut-on pas la laisser en paix ? demanda la femme, d’une voix hésitante et douloureuse, comme si, dès le début, elle doutait de sa capacité à défendre sa fille.

Wallander se sentit oppressé. Comme il aurait aimé être dispensé de cette conversation ! Il ne savait pas comment avancer.

— On la laissera en paix, ne vous inquiétez pas, dit-il. Mais ça fait partie du travail parfois pénible de la police de rassembler toutes les informations possibles pour être en mesure de résoudre un crime.

— Elle n’a pas vu son père depuis plusieurs années, répondit-elle. Elle ne peut rien vous raconter d’important.

Une idée lui vint soudain.

— Louise sait-elle que son père est mort ?

— Quel besoin aurait-elle de le savoir ?

— Mais enfin, ce n’est pas complètement absurde !

Wallander vit que la femme assise sur le canapé était en train de s’effondrer. Son malaise croissait à chaque question, à chaque réponse. Sans le vouloir, il la soumettait à une pression qu’elle n’avait pas la force de supporter. Le garçon à côté d’elle se taisait.

— Il faut que vous compreniez que Louise n’a plus aucun lien avec la réalité, dit-elle, d’une voix si basse que Wallander dut se pencher pour saisir ses paroles. Louise a tout quitté. Elle vit dans son propre monde. Elle ne parle pas, elle n’écoute pas, elle joue à ne pas exister.

Wallander réfléchit avant de continuer.

— Il peut quand même être important pour la police de savoir ce qui l’a rendue malade. J’étais venu vous demander l’autorisation de la rencontrer. De lui parler. Je vois que ce ne serait pas une bonne chose. Mais dans ce cas, il va falloir répondre à mes questions.

— Je ne sais pas quoi répondre. Elle est tombée malade. C’est venu de nulle part.

— On l’a trouvée dans le parc de Pildamm, dit Wallander.

La mère et le fils sursautèrent. Même le petit garçon sembla réagir, sous l’influence des deux autres.

— Comment le savez-vous ?

— Il y a un rapport de police qui décrit quand et comment on l’a emmenée à l’hôpital. Mais je n’en sais pas plus. Tout ce qui concerne sa maladie est un secret entre elle et son médecin. Et vous. D’après ce que j’ai compris, elle a eu quelques problèmes à l’école avant de tomber malade.

— Elle n’a jamais eu de difficultés. Mais elle a toujours été très sensible.

— Certainement. Mais en général ce sont des événements bien précis qui déclenchent des maladies mentales aiguës.

— Qu’est-ce que vous en savez ? Vous êtes médecin ?

— Je suis policier. Et je sais ce que je dis.

— Il ne s’était rien passé.

— Mais vous avez dû y penser ? Nuit et jour ?

— Je ne fais plus que ça.

Wallander commença à trouver l’atmosphère tellement insupportable qu’il eut envie d’arrêter là et de partir. Ses réponses ne le menaient nulle part, même s’il sentait qu’elle gisait la vérité, ou du moins une partie de la vérité.

— Peut-être auriez-vous une photographie d’elle à me montrer ?

— Vous voulez la voir ?

— Volontiers.

Wallander remarqua que le garçon assis à côté d’elle faillit parler. Ce fut très rapide. Mais Wallander s’en aperçut. Il se demanda pourquoi. Il ne voulait pas qu’il voie sa sœur ? Et si c’était le cas, pourquoi ?

La mère se leva, le petit garçon cramponné à elle. Elle ouvrit un tiroir dans une armoire et revint avec deux photographies. Wallander les disposa sur la table. La jeune fille qui s’appelait Louise lui souriait. Elle avait des cheveux blonds et ressemblait à son frère. Dans ses yeux, il n’y avait rien de cette vigilance qui l’entourait aujourd’hui. Elle souriait franchement au photographe, d’un sourire confiant. Elle était très jolie.

— Une belle fille. Espérons qu’elle retrouvera la santé un jour.

— J’ai cessé d’espérer. À quoi bon ?

— Les médecins font bien leur travail, dit Wallander d’une voix hésitante.

— Un jour, Louise sortira de cet hôpital, dit soudain le jeune garçon.

Il parlait d’une voix très ferme. Il sourit à Wallander.

— C’est important qu’elle se sente soutenue par sa famille, dit Wallander en s’irritant de son langage conventionnel.

— Nous la soutenons par tous les moyens possibles, poursuivit le garçon. La police doit chercher celui qui a tué notre père. Et ne pas la déranger.

— Si je vais la voir à l’hôpital, ce n’est pas pour la déranger. Ça fait partie de l’enquête.

— Nous préférerions qu’on la laisse tranquille, dit le garçon avec obstination.

Wallander hocha la tête.

— Si le procureur, qui est le responsable de l’enquête, le décide, il faudra que j’aille la voir. Et c’est probablement ce qui va se passer. Très bientôt. Aujourd’hui ou demain. Mais je vous promets de ne pas lui dire que son père est mort.

— Qu’allez-vous faire là-bas ?

— La voir, dit Wallander. Et j’ai aussi besoin de prendre cette photo.

— Pourquoi ?

La question fusa. Wallander fut surpris par toute l’hostilité contenue dans la voix du garçon.

— J’ai besoin de montrer cette photographie à certaines personnes. Pour voir si elles la reconnaissent. Rien de plus.

— Vous allez la donner à des journalistes, dit le garçon. On va retrouver sa photo à la première page de tous les journaux.

— Pourquoi ferais-je une chose pareille ?

Le garçon se leva brusquement du canapé, se pencha et attrapa les deux photos sur la table. Cela se passa si vite que Wallander n’eut pas le temps de réagir. Puis il reprit ses esprits, en remarquant qu’il commençait à être en colère.

— Si c’est comme ça, je vais devoir revenir avec un jugement du tribunal qui vous obligera à me donner ces photos. Et à ce moment-là, des journalistes risquent de l’apprendre et de me suivre. Je ne pourrai pas les en empêcher. Si je peux vous emprunter une photographie et en faire un tirage, vous éviterez ça.

Wallander mentait. Le garçon le fixa des yeux. Sa vigilance avait fait place à autre chose. Sans un mot, il lui rendit une des photographies.

— J’ai quelques dernières questions à vous poser, dit Wallander. Savez-vous si Louise a jamais rencontré un homme nommé Gustaf Wetterstedt ?

La mère le regarda sans comprendre. Le garçon regardait à travers la porte-fenêtre entrouverte. Il leur tournait le dos.

— Non, dit-elle.

— Est-ce que le nom d’Ame Carlman vous dit quelque chose ?

Elle secoua la tête négativement.

— Åke Liljegren ?

— Non.

Elle ne lit pas les journaux, se dit Wallander. Il y a probablement une bouteille de vin sous cette couverture. Et dans cette bouteille de vin se résume sa vie.

Il se leva. Le garçon qui était passé sur le balcon se retourna.

— Est-ce que vous allez voir Louise ? demanda-t-il à nouveau.

— Ce n’est pas impossible, répondit Wallander.

Wallander dit au revoir et quitta l’appartement. Dehors, il se sentit soulagé. Le garçon le suivait du regard là-haut. Wallander s’assit dans sa voiture et décida que sa visite chez Louise Fredman pouvait attendre. En revanche, il voulait immédiatement savoir si Elisabeth Carlén reconnaissait sa photo. Il descendit la vitre et fit le numéro de Sjösten. Le garçon à la fenêtre du quatrième étage avait disparu. Tout en patientant, il chercha dans sa mémoire l’explication à l’inquiétude qu’il avait ressentie en voyant le petit garçon. Mais il n’arrivait toujours pas à la trouver.

Sjösten lui répondit. Wallander lui annonça qu’il était en route pour Helsingborg. Il voulait montrer une photo à Elisabeth Carlén.

— Aux dernières informations, elle prend un bain de soleil sur son balcon, dit Sjösten.

— Et vos recherches sur l’entourage de Liljegren ?

— Nous essayons de localiser celui qui a dû être son collaborateur le plus proche. Un certain Hans Logård.

— Toujours pas de famille ? demanda Wallander.

— Apparemment non. Nous avons interrogé un cabinet d’avocats qui gère une partie de ses affaires privées. Curieusement, il n’y a pas de testament, ni d’indication d’héritier. Åke Liljegren semble avoir vécu dans un univers tout à fait à lui.

— Bien. J’arrive à Helsingborg dans moins d’une heure.

— Est-ce que je dois faire venir Elisabeth Carlén ?

— Oui. Mais traite-la gentiment. Ne va pas la chercher dans une voiture de police. J’ai le sentiment que nous allons encore avoir besoin d’elle pendant un moment. Elle peut ruer dans les brancards si ça ne lui convient plus.

— J’irai la chercher moi-même, dit Sjösten. Comment allait ton père ?

— Mon père ?

— Tu ne devais pas le voir ce matin ?

Wallander avait oublié l’excuse qu’il avait donnée à Sjösten.

— Bien. Mais c’était important que je passe le voir. Wallander raccrocha. Il jeta un regard vers le quatrième étage. Plus personne à la fenêtre. Il démarra. Il lança un coup d’œil sur l’horloge de la voiture. Il serait à Helsingborg avant midi.

 

*

 

Hoover descendit dans la cave un peu avant treize heures. Il ferma la porte et enleva ses chaussures. Le froid du sol pavé remonta dans son corps. La lueur du soleil filtrait faiblement à travers quelques fissures dans la peinture dont il avait recouvert le soupirail. Il s’assit et regarda son visage dans la glace.

Il ne pouvait pas laisser le policier la voir, alors qu’ils étaient si près du but, de l’instant sacré où les mauvais esprits qui habitaient sa sœur seraient chassés pour de bon. Il ne pouvait pas tolérer que quelqu’un l’approche.

Il avait pensé juste. La visite du policier avait été un signe pour lui rappeler qu’il ne pouvait plus attendre. Pour plus de sûreté, il ne fallait pas que sa sœur reste là plus que nécessaire.

Il savait ce qui lui restait à faire, maintenant.

Il pensa à la fille qu’il avait été si facile d’aborder. Il y avait une certaine ressemblance. Ça aussi, c’était un bon signe. Sa sœur aurait besoin de toutes les forces qu’il pourrait lui donner.

Il retira son blouson et regarda la pièce. Tout ce dont il avait besoin était là. Il n’avait rien oublié. Les haches et les couteaux étincelaient, posés sur le tissu noir.

Puis il prit un des grands pinceaux et traça un seul trait sur son front.

Il ne lui restait plus de temps. Comme s’il en avait jamais eu.

Le guerrier solitaire
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